La manufacture de tabac de la Belle de Mai.

Une manufacture de l’Etat

Depuis 1674, l’Etat dispose du monopole de la vente du tabac, et il est étendu en 1681 à la culture et au traitement de la plante. Ce monopole est aboli en 1791 et rétabli en 1810-1811. Pendant vint ans, à la fin du XVIIIème siècle, des entrepreneurs privés fournissent les consommateurs de tabac à priser ou à chiquer. Puis viennent les manufactures en régie d’Etat. Elles sont dirigées par des polytechniciens encore proches de la culture militaire. L’artisan de la modernisation des tabacs au milieu du siècle est Eugène Rolland (1812 – 1885, Polytechnique 1830). C’est lui qui développe la mécanisation des établissements.
En vérité, l’histoire du tabac contrôlé à Marseille ne commence pas à la Belle-de-Mai, mais à la « ferme générale » à la rue Sainte en 1810.C’est là qu’est installé la première manufacture de tabac. Elle est près de l’abbaye Saint Victor et d’autres activités comme, par exemple, les savonneries. Assez rapidement, cette localisation se révèle insalubre et l’espace manque car la consommation de tabac se développe rapidement. L’inauguration de la gare Saint-Charles en 1848 incite la Manufacture à migrer vers la desserte ferroviaire. L’administration achète le site de la Belle-de-Mai le 21 février 1861. La transaction porte sur un terrain de 26 000 m2 pour la somme de 500 000 F.

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Le plan de la manufacture de Marseille est en H. Le bâtiment de la direction est en façade. Il y a deux cours intérieures. La seconde est occupée par deux édifices techniques pour la chaufferie et les machines à vapeur. Ils sont flanqués de deux cheminées, l’une d’entre elles a disparu. Au centre, la cloche ordonne l’ouverture et la fermeture des ateliers. La construction est en pierre, les effets de symétrie et la rigueur de la perspective sont importants. Les matériaux sont de grande qualité et les finitions, en particulier des toitures, sont remarquablement soignées. L’ensemble est rigoureux, beau et assez austère. Le bâtiment initial de 1868 connaît de nombreuses extensions. Deux bâtiments de transit sont mis en service dans les années 1880. Ils sont directement reliés à la gare.

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Plus tard, la consommation de tabac à fumer continue d’augmenter, en particulier lors de la Première Guerre mondiale et la Manufacture doit encore s’agrandir dans les années 1930. Derrière le bâtiment initial qui donne sur la rue Clovis Hugues, les extensions prolongent le site dans la rue Guibal. Enfin, le rachat de l’ancienne usine à sucre Saint-Louis au début des années cinquante permet l’aménagement d’une autre extention. Lors de la fermeture en 1990, l’ensemble couvre 12 hectares.

La manufacture ouvre ses portes en 1868, un an avant la mise en service du Canal de Suez. La consommation du tabac à fumer, on dit alors le scaferlati, augmente considérablement pendant le Second Empire et supplante celle du tabac à priser. La vocation portuaire de Marseille est amplifiée par le canal de Suez et la manufacture est un entrepôt national des tabacs importés. Les feuilles proviennent alors des Etats-Unis, du Brésil, des Philippines, etc. Les produits fabriqués, scaferlati et cigares, alimentent le marché colonial.

Avec la Belle-de-Mai, l’administration des tabacs réalise une rationalisation économique, mais il s’agit aussi de mettre le site marseillais aux normes de conditions de travail améliorées qu’elle généralise dans ses établissements. L’Etat veut donner l’exemple en matière de politique sanitaire et sociale face au patronat privé qui développe des pratiques de « paternage » par conviction et par nécessité de retenir la main d’œuvre très fluctuante.

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L’organisation du travail est très tôt codifiée. La fabrication repose sur l’emploi de machines à vapeur, en particulier pour la torréfaction des feuilles. Les différents métiers sont classés par « sections ». Les tabacs arrivent en balles ou en tonneaux (boucauts). Les feuilles sont mouillées, séchées et préparées. La cinquième section est celle des cigares. « Les cigarières sont installées à leurs tables de chaque côté d’une longue salle qui est divisée en trois nefs par des rangées de colonnes, l’allée centrale étant réservée à la circulation des matières et des contremaîtres. Seule la lumière du jour est concevable pour éclairer le travail. Les deux murs latéraux sont donc percés de par de multiples fenêtres, qui assurent en même temps l’aération. La largeur de ces salles, d’environ treize mètres, est commandée par ce besoin d’éclairage naturel, et correspond également à la portée limitée des colonnes. Les ateliers fonctionnent comme autant de petites fabriques indépendantes, mais ils communiquent à l’étage et sont superposés sur trois niveaux. Ceci permet, en outre, d’utiliser la gravité dans le transport interne des tabacs ». Dès 1875, sont introduites les premières machines à fabriquer les cigarettes.

Les conditions et de l’atmosphère du travail étaient ambivalentes : d’une part il règne une discipline en principe plus stricte que dans les autres industries. D’autre part, les salariés disposent d’avantages sociaux supérieurs à la norme. La discipline était longtemps plus qu’oppressante selon un document publié par la SEITA. « Chefs et sous chefs sont souvent d’ex-officiers qui croient affermir leur autorité en traitant les ouvrières comme les hommes à la caserne… Le soir quand elles quittent l’atelier au son de la cloche, elles doivent avant de franchir le portail se soumettre à la fouille effectuée successivement par deux fouilleurs, celui du corps et celui des sabots et des chaussures. A leur tour, les fouilleurs seront fouillés par le concierge ». Le taux d’encadrement est élevé : en 1894 un « préposé » pour 19 ouvrières et ouvriers ; un pour 15 en 1914. Les protestations contre les fouilles sont nombreuses dans le journal syndical. De plus, la direction entend surveiller l’ordre moral en dehors de l’établissement. L’Instruction de 1862 précise : « Quiconque aura fait preuve d’une mauvaise conduite notoire à l’extérieur, surtout lorsqu’elle est signalée par les autorités locales, devra être rayé ». Les maladies du travail ne sont pas reconnues avant 1919 et la besogne quotidienne dans la nicotine pouvait avoir des conséquences sanitaires.

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D’autre part, le statut de travailleurs d’Etat procure aux salariés des avantages notables. En particulier à Marseille où les salaires sont faibles, le travail à la Manufacture est bien payé. Le salaire moyen des ouvrières de l’industrie en France s’établit à 2, 75 francs par jour en 1901 alors qu’il est de 3, 59 francs dans les manufactures. De plus, comme partout en France, mais de façon plus accentuée, la tendance est à la hausse des salaires au début du siècle. Une écabocheuse gagne 4, 76 francs par jour en 1890 et 7, 41 francs en 1914 (+ 55%). A la confection des cigares, le salaire passe de 3,43 francs à 7,02 francs (+ 104%). Ceci étant, les écarts entre les salaires féminins et les salaires masculins demeurent importants, y compris à la Manufacture. De plus, le montant final des salaires est très individualisé et peu présenter des variations non négligeables. Ceci étant, l’importance du travail féminin n’a pas d’équivalent à Marseille et en Provence.
Un établissement de femmes ; un syndicalisme d’intégration

La main d’œuvre était pendant longtemps essentiellement féminine, jusqu’à 90% avant la Première Guerre mondiale. Cette proportion est allée en décroissant ensuite. C’est une originalité majeure de la manufacture des tabacs dans l’histoire industrielle de Marseille. Comme dans l’ensemble des manufactures, il tend à diminuer du fait de la mécanisation croissante. Entre 1895 et 1905, l’effectif salarié de la manufacture de la Belle de Mai décroît de 1004 à 881 (moins 12,3%).

On a dit que les ouvrières sont généralement jeunes, qu’elles travaillent jusqu’à leur mariage et y gagnent leur trousseau.
La direction des manufactures favorisent le recrutement familial de mères en filles, afin de fidéliser la main-d’œuvre. La Manufacture a été un lieu d’intégration rapide des immigrés par naturalisation ou par mariage.
Le Parlement débat pendant dix années pour décider si la loi de 1884, autorisant la liberté syndicale, est valable ou pas pour les établissements publics. C’est dans ce contexte qu’éclate la grève de janvier 1887 à Marseille. Cette grève pour l’amélioration des conditions de travail et des salaires, contre l’autoritarisme d’un chef est victorieuse et débouche sur la constitution du premier syndicat des ouvriers et ouvrières du tabac à la manufacture de Marseille. Cette fondation est suivie en 1891 par celle de la Fédération nationale des ouvriers et des ouvrières des manufactures des tabacs en France. Cette fédération est puissante, 75% du personnel est syndiqué en 1901.
Toutefois, Marseille se présente comme une exception car le syndicat de base n’est pas mixte : deux organisations se côtoient, l’une d’elle exclusivement féminine.

De la fin du tabac à l’avenir.

La fermeture s’inscrit dans le contexte général de l’industrie du tabac et comporte des traits particuliers au site de Marseille. Le contexte général est celui d’une mécanisation de la fabrication qui permet des gains vertigineux de la productivité du travail. Les machines à cigarette dont la technologie connaît un grand essor à partir des années soixante accomplissent le travail de dizaine, sinon de centaine de salariés. L’entreprise cherche à regrouper ses sites de production. En 1988, la Manufacture de la Belle de Mai n’avait plus que 250 emplois contre un millier au début du siècle. L’ouverture du marché place le monopole public en situation de concurrence croissante. Par ailleurs et surtout, les goûts des consommateurs changent. Le succès des cigarettes blondes est croissant en France comme ailleurs et la SEITA (Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes depuis 1980) n’a pas bien anticipé ce changement. Sa production de cigarettes brunes ne correspond plus aux débouchés du marché. Or, l’établissement de Marseille est précisément spécialisé dans les cigarettes brunes. En 1988, la distribution est délocalisée à Vitrolles et en novembre 1989, la fermeture de la Belle-de-Mai est annoncée, elle est effective à la fin de l’année 1990.

a_ilot3-La Cartonnerie©Laurent_Chappuis